CONSTABLE (J.)

CONSTABLE (J.)
CONSTABLE (J.)

Peintre des vallées fraîches et fertiles du Suffolk, des ciels chargés de la Manche et de quelques monuments vénérables comme la cathédrale de Salisbury, Constable donne à voir une Angleterre paisible et apparemment somnolente. Profondément attaché à l’univers rural de son enfance, il choisit un nombre limité de sujets vibrants de résonances affectives. Il plaide pour une observation directe, quasi scientifique de la nature, mais son œuvre traduit toujours une intense émotivité. Le public de son temps n’appréciait guère sa facture véhémente et son indifférence au détail; il lui reprochait ses éclaboussures de blanc et ses verts envahissants. Plus tard, les impressionnistes français reconnaîtront la qualité d’une peinture qui anime des scènes banales d’une intensité dramatique, et qui place Constable au rang d’un Ruysdael et d’un Cézanne.

Une existence difficile

Né en 1776 à East Bergholt (Suffolk), Constable appartient à une famille de meuniers assez aisés. Son père, Golding Constable, possède plusieurs moulins à eau et à vent qui seront des sujets de prédilection du peintre. Initié au dessin par un amateur local, il a la chance de découvrir grâce à un mécène, sir George Beaumont, les œuvres de Claude Lorrain et de Thomas Girtin. Malgré les réticences de sa famille, il opte pour une carrière artistique et part en 1799 étudier à la Royal Academy, où il expose à partir de 1802. Il s’essaie d’abord à plusieurs genres – portrait, peinture religieuse –, mais sa préférence va au paysage. Comme ses contemporains Towne, Girtin et Turner, il fait des voyages dans le nord du pays en quête de paysages réputés pittoresques; pourtant, ce sont les paysages plus humanisés du sud qui le fascineront toute sa vie. Son attachement à la vallée natale de la Stour est bientôt renforcé par son amour longtemps frustré pour Maria Bicknell, la nièce du pasteur d’East Bergholt.

Les années 1815-1816 marquent un tournant dans sa vie: il perd ses parents, auxquels il était très attaché, et épouse Maria, avec qui il s’installe définitivement à Londres. La carrière professionnelle de Constable est marquée au sceau des ambitions déçues. Médiocre portraitiste, le peintre ne trouve pas beaucoup de clients. Même dans le genre du paysage, il doit vite affronter l’indifférence ou l’incompréhension: les critiques lui reprochent le manque de fini de ses toiles, son coloris violent; on l’accuse plaisamment de jeter de la chaux et même du foin coupé sur ses tableaux... À sa grande déception, il devra attendre l’âge de cinquante-trois ans avant d’être élu académicien. Quant à son bonheur conjugal avec Maria Bicknell, il sera interrompu par la mort prématurée de celle-ci en 1828. Malgré quelques crises de dépression, Constable ne doutera jamais de son talent, et ne cessera jamais d’exposer. À partir de 1829, il prépare avec le graveur David Lucas une série de paysages en mezzo-tinto, English Landscape Scenery , qui ne connaîtra aucun succès. Dans les dernières années de sa vie, il prononcera des conférences sur la peinture dans un ultime effort pour justifier sa conception du paysage. Mais il meurt en 1837, complètement éclipsé par Turner, sans avoir vu son originalité pleinement reconnue.

Un répertoire restreint de thèmes

Au moment où Constable parvient à l’âge adulte, le goût du paysage – réel ou représenté – est très vif dans le public: peintres amateurs et professionnels sillonnent le pays en quête de scènes «sublimes» ou simplement « pittoresques». Constable sacrifie d’abord à cette mode, et se rend en 1801 dans le Derbyshire, puis en 1806 dans la région des lacs, comme tous les grands aquarellistes anglais. Les œuvres qu’il en rapporte sont encore de qualité modeste, mais on y remarque déjà la simplification des grandes masses du paysage et le goût du clair-obscur.

Après 1809, le peintre choisit de plus en plus souvent ses sujets dans la vallée de la Stour, où il accumule chaque été des dessins au crayon et des aquarelles d’après nature. Il produit une éblouissante série d’esquisses à l’huile où il donne la mesure de son originalité. Par exemple, dans Le Moulin de Flatford vu d’une écluse sur la Stour (vers 1810) et Chalands sur la Stour (vers 1811), il refuse le pittoresque et peint des scènes ordinaires de la vie rurale: moulins, lentes rivières, champs et prairies. «La tâche du peintre, écrira-t-il en 1824, c’est de faire quelque chose avec rien; ce faisant, il doit presque nécessairement devenir poète.» Ce qui distingue les œuvres de cette époque, c’est la liberté nouvelle de leur coloris, la luminosité du ciel et de l’eau, la fraîcheur des herbes mouillées dont l’éclat est marqué par de légères touches de blanc pur. En 1816, Constable se rend en voyage de noces dans le Dorset, et commence une série de marines représentant notamment la baie de Weymouth sous différents éclairages: les gris et les mauves du ciel et de la plage y vibrent en une harmonie subtile.

L’installation à Londres en 1816 marque de nouvelles ambitions: chaque année ou presque, le peintre va exposer à la Royal Academy de grandes toiles de plus de 1,80 m dont il attend à la fois la gloire et le profit. Ainsi verront le jour Le Char à foin (1821), la Vue de la Stour près de Dedham (1822) et le Saut du cheval (1825). Si ces œuvres paraissent aujourd’hui un peu «léchées», il faut songer aux exigences du public d’alors; toujours est-il qu’elles traduisent avec succès la fascination du peintre pour «le bruit de l’eau s’échappant des biefs de moulin [...], les saules, les vieilles planches pourries, les poteaux gluants, les murs de briques»... Après 1820, tout en s’inspirant toujours très largement du Suffolk, Constable élargit la gamme de ses sujets à l’occasion de séjours à Salisbury chez son ami Fisher, et de villégiatures à Brighton. En 1819, sa famille déménage à Hampstead, banlieue agreste de Londres, où il réalisera de nombreuses esquisses.

Les lieux choisis, on le voit, sont toujours associés d’une manière ou d’une autre à sa vie personnelle ou familiale. La Cathédrale de Salisbury vue du jardin épiscopal (1823) apparaît comme une vision radieuse encadrée par une haute ogive de feuillages; au premier plan, dans l’ombre, un plan d’eau immobile et une barrière entrouverte (que vient de franchir un couple) forment un seuil visuel qui permet au peintre de mieux rejeter en arrière le lumineux édifice. Brighton, que Constable détestait pour sa frivolité, avait été choisi comme lieu de villégiature pour sa femme en raison de la salubrité de son air. Dans sa grande toile La Jetée métallique de Brighton (1827), il montre la ville aussi peu que possible, et revient à un de ses thèmes favoris depuis Weymouth: le jeu des couleurs qui se répondent du ciel à la mer et à la plage. Constable a toujours considéré le ciel comme un élément fondamental du paysage: «Il serait difficile de citer un type de paysage où le ciel ne serait pas la note dominante, la mesure de l’espace et le véhicule principal du sentiment.»

Dans les dix dernières années de sa vie, Constable ne visite plus guère le Suffolk, mais continue à le peindre à la lumière du souvenir, ce qui n’est pas sans rappeler la démarche créatrice du poète Wordsworth. Dans ses esquisses, les contrastes de lumière se font plus brutaux, les feuillages plus opaques. Dans les grandes toiles comme le Château de Hadleigh (1829), l’ensemble du paysage est souvent inondé d’une lumière livide, parfois rehaussée d’arcs-en-ciel; les ciels, notamment, acquièrent une monumentalité sculpturale et donnent un tour dramatique et même oppressant à la scène. Dans ces mêmes années, Constable revient à l’aquarelle, et ses vues de Stonehenge et d’Old Sarum font écho aux paysages désolés dans le style « sublime» de J. R. Cozens.

L’ensemble de l’œuvre se présente comme une série de variations sur un nombre limité de thèmes inlassablement repris et approfondis avec des techniques diverses et sous des éclairages variés. À vrai dire, le peintre se glorifiait de ces limites qu’il avait choisi de se donner : «Mon art limité et secret est à découvrir sous chaque haie, dans chaque chemin; aussi, personne ne juge bon de le recueillir.»

Observation et émotion

Si l’on cherche à mieux cerner la personnalité artistique de Constable, on doit se reporter à ses lettres à Fisher et à ses conférences sur la peinture. Il pose en principe premier, pour le paysagiste, la familiarité avec la vie rurale et avec les phénomènes naturels tels que vents et nuages. Il critique les « maniéristes» qui se contentent d’imiter le style de tel ou tel maître. Il se montre plein de sarcasmes pour les tenants du pittoresque, car ils jugent la nature à l’aune de la peinture, au lieu de faire l’inverse. Pour lui, le paysagiste doit avoir une connaissance à la fois intellectuelle et intime de son sujet: «On ne voit vraiment quelque chose que si on le comprend.» Depuis son enfance, Constable avait justement acquis cette familiarité; passionné par les nuages, il lut plus tard des ouvrages scientifiques sur leur formation. Pourtant, l’authenticité qu’il recherchait n’était pas d’ordre optique. Ce qui lui importait le plus, c’était d’exprimer une vision personnelle de la campagne qui reflète ses propres émotions: «Ce que je préfère peindre, ce sont les endroits que je connais; peindre, c’est pour moi la même chose que sentir, et j’associe mon “enfance insouciante” avec tout ce qu’on voit sur les bords de la Stour; ces lieux ont fait de moi un peintre, et je leur en suis reconnaissant.» Ce besoin profond d’expression personnelle a récemment stimulé les recherches de critiques d’art. John Barrell, avec une approche de type sociologique, a ainsi pu mettre en valeur la contradiction entre l’image paisible de la vie rurale donnée par les toiles de Constable et la dure réalité de la condition des paysans après 1820, qui a suscité des émeutes, dans le Suffolk comme ailleurs dans le sud du pays. Il fait justement remarquer que les silhouettes des personnages se livrant aux travaux des champs restent floues et impersonnelles, comme si le conservatisme social du peintre exigeait une mise à distance du vécu des travailleurs en tant que personnes.

Un autre type de critique s’est attaché à dégager la signification psychologique de thèmes récurrents et de structures formelles dans l’œuvre de Constable. Ainsi Ronald Paulson s’est interrogé sur l’évacuation de l’histoire et de la littérature qu’il a choisi d’opérer, alors que le public de son temps appréciait beaucoup la peinture narrative. Il suggère que la seule histoire qui intéressait vraiment Constable, c’était la sienne. Il souligne que dans ses conférences le peintre associe les origines du paysage avec l’histoire du Christ, et singulièrement la Crucifixion; on y lit en effet: «Il fallait un terrain pour y fixer la croix – il fallait un ciel –, il fallait les ombres de la nuit pour envelopper le jardin – et une obscurité encore plus épaisse pour la crucifixion [...]. C’est dans ces peintures, encore grossières et imparfaites, qu’il faut chercher l’origine du paysage. Il a d’abord été utilisé pour contribuer à exprimer le sentiment...» Les paysages de Constable, selon Paulson, seraient le véhicule d’une angoisse de la perte ou de l’absence. Si la nature de cette perte reste obscure (l’enfance, la mère, Maria, ou les trois à la fois?), certaines structures visuelles récurrentes semblent bien confirmer qu’elle est le «sentiment» principal qu’exprime l’œuvre dans son ensemble. Beaucoup de toiles montrent, en premier plan, des obstacles ou barrages tels qu’écluses, talus, barrières ou fourrés opaques; en revanche, le plan intermédiaire est souvent illuminé délibérément, pour révéler un champ de blé, un plan d’eau, ou encore la flèche d’une église, comme si un refuge désiré était ainsi désigné.

Voir en Constable simplement l’imagier de la vieille Angleterre préindustrielle, comme on le fait trop souvent, serait limiter arbitrairement la signification de l’œuvre. Peintre solitaire, sentimental et obstiné, il a aussi traduit, par le choix de ses thèmes et l’originalité de sa facture, des tensions et des tourments intérieurs, apportant au paysage romantique anglais une nouvelle dimension émotionnelle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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